Minute de silence en Hommage à Samuel Paty et Frédéric Bernard
Rendre hommage. Oui il nous faut rendre hommage. Quelle jolie expression, quelle belle idée.
L’hommage mot du moyen-âge est à l’origine un « don qui exprime le respect, l'admiration, la reconnaissance ». Aujourd’hui c’est un peu de notre temps que nous allons donner à Samuel Paty et Dominique Bernard, en témoignage de respect, d’admiration, de reconnaissance pour le métier qu’ils exerçaient et qu’ils exerçaient si bien.
Nous allons donner un peu de notre temps, respectueusement, un peu de notre attention et de nos facultés intellectuelles puis pendant la minute de silence un peu de recueillement et de méditation.
Samuel Paty faisait avec ses quatrièmes un cours sur la liberté d’expression et les caricatures. On nous dit que le rire est le privilège de l’espèce humaine, une de nos particularités. Pourtant nous savons tous que certaines personnes n’ont pas le sens de l’humour. C’est une chose étrange que le rire : quand nous rions aux éclats, notre visage se déforme… un instant nous sommes la caricature de nous-mêmes. Oui, car la caricature est une « représentation qui, par la déformation, l'exagération de détails, tend à ridiculiser le modèle. »
C’est ce que font constamment les humoristes de presse avec nos hommes et femmes politiques. C’est ce que fait Molière constamment avec son Bourgeois Gentilhomme ou avec son Avare ou en matière de religion avec son Tartuffe. On explique donc en classe cette forme d’humour. C’est ce que faisait Samuel Paty.
Monsieur Samuel Paty. Il s’appelait Samuel Paty, il avait 47 ans. Le 16 octobre 2020, il y a 5 ans, Samuel Paty, professeur d'histoire-géographie, est assassiné par arme blanche et décapité peu après être sorti de son collège de Conflans-Sainte-Honorine. L'assassin est un fanatique âgé de 18 ans.
Dix jours auparavant, Samuel Paty montrait deux caricatures de Mahomet issues du journal satirique Charlie Hebdo lors d'un cours d'enseignement moral et civique sur la liberté d'expression avec ses élèves de quatrième. L'enseignant a préalablement demandé aux élèves ne souhaitant pas regarder ces images de sortir de la salle de classe. Cela provoque la colère du père d'une collégienne, lorsque sa fille lui en parle. Celui-ci publie alors sur divers réseaux sociaux des vidéos dans lesquelles il traite Samuel Paty de « voyou » et de « malade ». Son nom et l'adresse de l'établissement scolaire où il exerce sont divulgués sur les réseaux sociaux. Les vidéos ainsi diffusées prennent un aspect viral, suscitant de nombreux messages haineux à l'encontre de Samuel Paty, jusqu'à la perpétration de l'assassinat. En novembre 2020, il est établi que la collégienne a menti, qu'elle n'était pas présente au cours incriminé, et que ces vidéos sont donc fondées sur un mensonge.
Monsieur Dominique Bernard. Il s’appelait Dominique Bernard. Il avait 57 ans. Il était professeur agrégé de lettres modernes et aimait l’exigence littéraire de Julien Gracq, et, qui sait, la discrétion légendaire de l’écrivain, enseignant lui aussi. Dominique Bernard a été lâchement assassiné le vendredi 13 octobre 2023, il y a deux ans, devant son Lycée d’Arras par un fanatique de 20 ans. Il est mort d’avoir eu le courage de s’être interposé pour l’empêcher de commettre ses crimes. Il est mort surtout d’avoir été un professeur. Et comme il y a cinq ans, après la décapitation de Samuel Paty devant son collège de Conflans-Sainte-Honorine par un autre fanatique, écrire ces mots, « mort d’avoir été un professeur », est tout simplement insupportable. Il n’existe évidemment pas de victimes « supportables » du fanatisme religieux. Mais qui dit professeur dit enfants, qui dit professeur dit élèves. Elèves. Elever. Quels jolis mots que ceux-là, qui convoquent immédiatement celui des lumières, celles de la littérature mais aussi de la science, de l’histoire, la géographie, l’art, le sport et tous ces savoirs qui resteront toujours les meilleures armes contre l’obscurantisme et le fanatisme. Les terroristes détestent l’école, forcément, puisque c’est sur ses bancs que s’enseigne tout ce qu’ils abhorrent : la tolérance, le vivre ensemble, l’esprit critique, l’art de penser librement, l’acceptation de la différence. La guerre contre l’obscurantisme passera, au bout du bout, toujours par l’école, les professeurs et leurs lumières. Honneur à l'héroïsme du jour le jour et à vous, Monsieur, Dominique Bernard, qui avez mis votre corps dans le passage. Merci d'avoir été tellement civilisé, pour nous tous. »
« Qu’on assassine un professeur parce qu’il essaie de penser avec ses élèves, qu’on le tue parce qu’il se tue à essayer d’expliquer, comme tous les enseignants, qu’on ne tue pas quelqu’un qui ne pense pas comme vous, c’est non seulement une abomination, mais c’est aussi un attentat contre l’école elle-même, contre l’idée même d’éducation, contre la pensée, contre le fait de se parler, contre le fait de demander à quelqu’un ce qu’il pense. C’est une tentative pour nier l’éducation. Car que font les professeurs, que faisait ce professeur d’histoire avant d’être mis à mort ? Il expliquait ce que signifie être libre en France. Cela s’appelle l’éducation morale et civique, et c’est la chose la plus importante qui soit dans les écoles, celle qui s’avère la plus nécessaire : la société française est en proie à une attaque incessante contre ses valeurs, c’est pourquoi expliquer ces valeurs est devenu si urgent, c’est pourquoi penser est plus que jamais décisif. Ce professeur d’histoire était si scrupuleux qu’il a pris la précaution, avant de montrer des caricatures de Mahomet, de prévenir ses élèves que cela pouvait éventuellement les déranger. Sa pensée était si scrupuleuse qu’elle allait jusqu’à se mettre à la place des possibles offensés, et qu’elle devançait l’éventuelle offense pour expliquer que selon la loi et la raison, et aussi selon le bon sens, il n’y a pas d’offense, aucune volonté d’offenser, et aucune raison de se sentir offensé. L’intelligence comprend cela. Mais en plus de l’intelligence, qui s’apprend, notamment à l’école, il y a, en France, un droit et une liberté : celle de penser, de s’exprimer, de rire et de croire. Droit et liberté de croire en la religion qu’on aime, qu’elle soit musulmane, juive ou catholique, ou autre ; droit et liberté de ne croire en rien. Lorsque cet homme a pris soin de penser la possibilité de l’offense et a expliqué pourquoi il n’y avait pas offense, il a fait ce que font tous les enseignants : non pas imposer leur pensée, mais se mettre à la place de leurs élèves, et leur expliquer. Les enseignants, en France, vont-ils devoir arrêter d’expliquer ? Vont-ils devoir se censurer, et donc se taire ? L’école doit-elle s’arrêter ? La France n’en finit plus de découvrir que le crime est par nature obscurantiste, et que l’obscurantisme ne cherche qu’à tuer la lumière et à nier l’esprit.
Une professeure collègue et amie de Dominique Bernard, Madame Aurélie Gille a écrit pour lui une très belle lettre, je vais encore prendre un peu de votre temps et de votre émotion et je vais vous la lire :
"Dominique,
Ta silhouette, je la vois sur le perron du lycée Gambetta, quand nous arrivions ensemble pour aller enseigner et que nous gravissions ces quelques marches, alourdis par nos sacs, nos copies, nos livres et nos idées.
Alourdis, mais tellement légers ! Parce que toi et moi allions faire ce que nous aimions, ce pour quoi nous étions taillés : élever.
Ta silhouette, je la vois dans la salle des profs, je vois ta chemise, toujours, le gobelet que tu tiens, ton sourire malicieux parce que tu as un truc marrant à dire. Il était difficile de ne pas s’approcher, de ne pas t’écouter. De ne pas se laisser ravir par un conseil de lecture, une anecdote. Un rien. Un tout.
Ta silhouette, je la vois dans les couloirs, devant une classe un peu dispersée que ta présence ramenait au calme, parce que c’est monsieur Bernard alors bonjour m’sieur. C’était aussi ça ton pouvoir avec les élèves. Tu étais là pour eux, ils l’avaient compris et se nourrissaient en désordre de ta passion contagieuse pour la littérature, de ta foi en l’homme, des espoirs que tu mettais en eux.
Ta silhouette, je la vois sur le perron du lycée Gambetta, quand nous arrivions ensemble et que tu disais aux fumeurs amassés devant l’entrée, « alors, on se fume un petit clou de cercueil ? », l’air satisfait, content de ta vanne.
Quelle ironie tragique que ce soit sur ce même perron où tu as usé tant de semelles que la vie t’ait été ravie.
Tu ne l’as pas cherché, toi, ce clou.
Il s’est planté en toi au hasard d’une haine aveugle et primitive.
Quelle ironie aussi qu’un geste aussi sombre, aussi obscur, ait frappé celui que Victor Hugo aurait pu appeler « un porteur de flambeau ».
Te voilà élevé au rang des martyrs, toi, l’homme discret.
Une Passion en remplace une autre.
Et quelle perte pour le monde.
Je n’oublierai jamais ta silhouette, sur le perron du lycée Gambetta.
Aurélie"
Nous sommes tous des enseignants : nous expliquons, nous pensons, nous parlons avec les autres. Cela s’appelle vivre et être libre.
Parlons de religion, pensons les religions. Continuons à enseigner, à comprendre, à expliquer, à écouter toutes les paroles. »
Dans notre pays, l’École de la République est laïque car la laïcité garantit à tous les élèves un enseignement consacré au seul culte du savoir et de la recherche, qui forgent les esprits libres et ouverts au monde. Honorons donc la mémoire de Samuel Paty et de Dominique Bernard en faisant à présent une minute de silence.
Eric Bénard, Principal
Quelques emprunts à :
(Yannick Haenel)
(Nicolas Mathieu, écrivain, prix Goncourt)
(Paul Quinio)
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